Archipelago: Architectures for the Multiverse, Mai 6-8, Genève /

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Charlotte Malterre-Barthes and Lev Bratishenko
Les problèmes de l’absence de construction
23.04.2021

Conversation éditée entre Charlotte Malterre-Barthes et Lev Bratishenko, complétée par des notes en vue de la rédaction d’une nouvelle.

La rupture entre les générations posait problème. La quasi-totalité de la population vivante avait grandi dans un monde qui pensait que la nouveauté était synonyme de progrès. Certains se délectaient d’ouvrir des boîtes et d’en retirer les emballages ; d’autres de les regarder. Leur plaisir était réel. Qui étions-nous pour leur dire qu’ils avaient tort ? Ils ne nous croyaient pas lorsqu’on leur disait qu’on ne pouvait plus construire. « Désolé… ». Pour eux, cela signifiait qu’on avait échoué.

Il a fallu qu’une génération passe pour que les cartons d’envoi, les emballages plastiques, les palettes et les sacs de ciment, dont la production intensive avait un coût humain autant que territorial, tombent enfin en disgrâce. On se retrouvait soudainement et à contrecœur dans un business horrifique, on organisait des voyages scolaires dans des terrains vagues. On s’est mis à admirer les démolisseurs, les pilleurs de poubelles et les chiffonniers, élevant au rang de maître ceux qui gagnaient leur vie en volant des tuyaux de cuivre, tandis que des délégations internationales se rendaient dans des centres mondiaux de récupération, joli terme pour désigner le ramassage des ordures des plus riches.

LB : J’avais commencé à travailler sur un texte, en m’imaginant quels problèmes pourraient émerger si nous arrêtions de construire, quand j’ai entendu parler de votre programme. Nous voici donc réunis, et je vous remercie d’avoir accepté de me recevoir. Qu’est-ce qui vous a amené à travailler sur Stop Building¹ ?

CMB : L’idée d’un moratoire sur la construction est dans l’air du temps, comme en témoigne le prix Pritzker de l’agence Lacaton et Vassal. Je m’emploie depuis longtemps à combler le fossé entre les décisions de design et leurs conséquences matérielles et à confronter les dégâts raciaux, sociaux et environnementaux qui découlent intrinsèquement de l’utilisation des ressources. Construire, c’est un choix de destruction, au fond.

Pour moi, cependant, cela reste une conversation de spécialistes. Elle a atteint le monde universitaire, elle nous a atteints, mais elle n’a pas atteint les bureaux des types qui se disent « qu’on est architecte que quand on construit. » Il s’agit aussi de déconstruire les chiffres. J’ai l’impression qu’il est temps pour nous tous de faire face à nos responsabilités. L’idée du moratoire nous est aussi venue du texte de Bruno Latour² publié en mars de l’année dernière : Latour affirmait que c’était le bon moment pour nous de nous arrêter et d’observer. Mais les chantiers de construction, eux, ne se sont jamais arrêtés.

LB : Si le moratoire finit par tuer quelque chose dans la pratique architecturale, on peut se poser la question : ce quelque chose ne devait-il pas de toute façon mourir ? Quoi qu’il en soit, personnellement, j’ai trouvé très intéressant, si un moratoire était adopté, de réfléchir au fait qu’il faudrait l’appliquer différemment selon les régions. Imaginons que les architectes des pays développés (en soi un terme imprécis) ne puissent plus rien construire de nouveau et doivent tourner leur pratique vers la rénovation et l’entretien et que, dans les pays moins développés, en raison de leur dette carbone bien moins élevée, la construction traditionnelle puisse se poursuivre pendant un certain temps : en quoi le discours mondial changerait-il ?

CMB : C’est une question très importante, à mon avis. Qu’est-ce que la construction devrait arrêter et où devrait-elle s’arrêter ? En Égypte, par exemple, il y a déjà un moratoire sur la construction, sur tout, sauf dans la nouvelle capitale, probablement le dernier endroit qu’il faille construire. L’urbanisme « informel », sur lequel portent les recherches d’Omar Nagati et Beth Stryker (CLUSTER) au Caire, repose sur un besoin de logements. Dans le désert, les villas qui appartiennent aux classes aisées restent vacantes, puisqu’elles sont perçues comme des garanties, au vu du manque de confiance dans les institutions financières. Cela remet en question le mythe de la pénurie de logements. Il existe un « stock » existant qui n’est pas totalement occupé. L’un des aspects est donc celui de la vacance, l’autre de la justice : tant de nouvelles unités de logement ne vont pas aux personnes qui en ont réellement besoin. Je pense donc qu’il existe différents niveaux, même dans l’hypothèse où tous les pays devaient construire davantage.

Le monde avait désormais besoin que trois cents millions d’ouvriers du bâtiment se transforment en enseignants. L’entretien des bâtiments devenait une priorité. Dans de nombreux cas, c’était même « la » priorité. Les travaux de démolition minutieux et chirurgicaux gagnaient en prestige (« Magnifique trou, Jimmy ! »), pendant que des ingénieurs surqualifiés postulaient en masse pour de nouveaux postes. Soudain, les architectes du désassemblage étaient partout, dont beaucoup étaient malhonnêtes, mais, vu le prix exorbitant des matières premières, même un bâtiment mal démoli devenait extrêmement précieux pour ses composantes. L’agence Rotor remportait le prix Pritzker. Beaucoup s’en plaignirent. Le prix donnait droit à l’agence de démolir 25 % du Hilton de Bruxelles, ce qui rendit Rotor très riche.

Une fois le choc et la panique dissipés, on réalisa que le changement ne se produisait plus au même rythme. Chaque bâtiment ou presque était empêtré dans des histoires de concessions, sournoisement perforé par des mineurs de matériaux, et abritait encore des habitants qui cherchaient à maintenir la paix par des négociations constantes. La question de la propriété se serait avérée un gros problème si on n’avait pas joué avec les registres.

CMB : Dans le livre de Jane Mah Hutton³, il y a un chapitre sur la High Line de New York, où elle parle de l’utilisation de bois d’ipé pour les bancs, que le studio Diller Scofidio + Renfro avait proposé pour la première phase. Une ONG a fait remarquer que ce bois n’était pas durable (à vrai dire, aucun bois ne l’est). Pour la deuxième phase, ils ont donc utilisé des planches provenant de promenades endommagées par l’ouragan Sandy. J’ai envie de demander : « pourquoi, nous, les designers, n’avons-nous pas pensé à cela dès le départ ? ».

LB : C’est du clientélisme, non ? Une question de fuite des responsabilités. Il y a des situations où les conditions sont clairement externes et puis, d’une certaine manière, à cause de la pression, une autre façon de penser se dessine. Cependant, ce que je trouve puissant dans la « provocation » que représente le moratoire, c’est l’idée d’imposer des conditions qui peuvent sembler arbitraires, aussi arbitraires qu’un ouragan par exemple, mais qu’on choisit au fond parce qu’on croit en elles.

La construction ne s’est pas arrêtée partout de la même manière ni au même moment. Tout comme pour la décarbonisation, les restrictions étaient déterminées par le niveau d’excès sur le plan local. Les inégalités à l’intérieur des pays devaient être prises en compte. Les calculs étaient très complexes et de nombreuses erreurs furent commises, puis tout est remonté des plus petites unités gouvernementales jusqu’au niveau international. Des débats sans fin. Un désordre total, bien évidemment. Mais ce nouveau désordre, qui ne faisait qu’en remplacer un autre, bénéficiait au moins d’une meilleure morale, alors on s’y est tenu.

LB : J’admire le travail de Lacaton et Vassal et je suis d’accord avec vous pour dire que leur prix Pritzker est un symbole de notre temps. Cependant, ils ont une esthétique très propre et on pourrait y voir une étape intermédiaire vers de nouvelles valeurs d’intervention limitée ou de non-intervention. Mais si on ne sait rien de leur pratique et qu’on regarde simplement le quartier du Grand Parc, on pourrait penser que ce nouveau bâtiment est assez ordinaire.

CMB : Ce n’est pas de la merde, vous voulez dire ? Je cherche un peu à vous provoquer, parce que je j’ai l’impression qu’il y a une hypothèse selon laquelle une architecture qui se veut humaniste ou, disons, politisée, est nécessairement laide… Il y a un a priori selon lequel les designers qui font ce genre de travail ne sont pas les meilleurs. D’un autre côté, on a Peter Märkli et Zumthor, des architectes boutique qui font de belles choses en coulant joyeusement du béton. Pour Lacaton et Vassal, je ne sais pas à quoi ressembleront leurs constructions dans vingt ans, soyons francs, mais la Tour Bois-le-Prêtre est très belle. Les matériaux qu’ils utilisent, même s’ils sont abordables et familiers et tout ça, sont toujours beaux. Il existe donc peut-être un entre-deux esthétique.

LB : Exactement, on pourrait dire qu’ils sont exemplaires parce qu’ils ne bouleversent pas la sensibilité conventionnelle selon laquelle le travail humaniste peut sembler laid. Ils montrent doucement la voie. Cela me fait me demander si nous n’avons pas besoin d’une esthétique plus évidente de la réparation et de la réutilisation.

CMB : Je crois qu’on touche au cœur de cette discussion sur le moratoire. En effet, le moratoire fonctionne comme un cheval de Troie discursif qui soulève des questions sur la problématique de la nouveauté par opposition à l’entretien, des thèmes qui déplacent le débat sur le terrain de la politique. Il est préférable pour un politicien dans une démocratie fonctionnelle ou semi-fonctionnelle d’annoncer quelque chose de nouveau : une nouvelle pyramide, un nouvel aéroport, un mur… Ce sont des projets uniques, spectaculaires. On ne peut pas annoncer qu’à partir de maintenant, on va entretenir toutes les toilettes de la ville et qu’on ne les remplacera plus pour les cinquante années à venir et s’attendre ensuite à voir la population applaudir.

Il s’agit donc de remettre en question les fonctions au sein de nos démocraties qui nous permettent de célébrer à tort la nouveauté. Comment faire évoluer ce système de valeurs ?

LB : Dans son livre⁴ sur la dette, David Graeber écrit que, lorsqu’ils arrivaient au pouvoir, les rois babyloniens annonçaient une « remise jubilaire » des dettes. En d’autres mots, ils effaçaient l’ardoise. De façon ambiguë, c’était à la fois une responsabilité du roi et un moyen d’obtenir le soutien du public et de constituer un legs.

Cependant, pour revenir sur le concept de nouveauté, je pense qu’il y a un aspect émotionnel lié à l’évolution des valeurs. Mon enfance en Union soviétique et le fait d’avoir mes grands-parents à proximité toute ma vie m’ont permis de garder contact avec une génération qui a une attitude très différente vis-à-vis de l’achat de nouvelles choses. J’ai dû utiliser des objets tels qu’un appareil photo que mon grand-père garde depuis ses quinze ans ou des petits objets domestiques qu’on répare ensemble depuis des décennies. On a une relation très différente avec ces types d’objets. Ils acquièrent une charge émotionnelle grâce aux réparations qu’on leur apporte. Paradoxalement, ce qui s’en rapproche le plus aujourd’hui, je dirais, c’est une note glissée dans une boîte par quelqu’un dans une usine, qui dirait : « On me garde prisonnier ici, aidez-moi ».

Je pense qu’il y a un parallèle à faire avec les implications matérielles des décisions de design dont vous avez parlé au début. Nos relations matérielles sont complètement obscurcies par les processus capitalistes. Il nous faut recouvrer les liens qui nous unissent aux personnes et aux territoires sacrifiés sur l’autel de la nouveauté et être capables de ressentir la tristesse et l’horreur.

CMB : Oui, c’est un type de violence terrible que ce sujet met en lumière. Elle est également présente sous une autre forme, dans le mépris du travail d’entretien qui soutient tout notre système. Si on ne peut pas construire du neuf à tout va, on prend meilleur soin de ce qu’on a déjà. Je pense que, récemment, il y a eu une prise de conscience ou peut-être juste eu un coup de projecteur temporaire qui a attiré notre attention sur les travailleurs sociaux qui sortaient encore quand tout le monde restait chez soi, les personnes les moins payées et les plus dévalorisées.

LB : Ici, la négativité de votre provocation m’interpelle. Parce que le terme de « care » (ndt : l’aide, le soin, l’entretien) apparaît dans beaucoup de projets, comme mot-titre dans de nombreuses d’expositions, etc. Et c’est très bien, cela reflète une remise en question de nos valeurs. Mais il est le plus souvent présenté comme un ajout, comme quelque chose que nous devons simplement faire davantage. En réalité, pour s’occuper de choses, il faut souvent renoncer à d’autres.

CMB : C’est le problème du « soin », de « l’entretien » : c’est trop gentil. C’est pourquoi il faut qu’on arrête de faire ce qu’on fait maintenant pour pouvoir recentrer la question de l’entretien. Les écoles pourraient être beaucoup plus radicales en arrêtant de n’enseigner que la construction à leurs étudiants, ce qui, je pense, est déjà le cas dans bien des institutions. Mais le bureau d’architecture reste le laquais de l’industrie immobilière qui continue de tout détruire. Je pense qu’il faut qu’il y ait une sorte de transfert de pouvoir pour permettre de créer des protocoles d’entretien, ce qui, bien entendu, peut sembler assez ennuyeux, mais ce n’est pas une fatalité : si l’on pense à un projet qui consiste à réinventer la façon de vivre dans une maison, s’il s’agit de mettre deux fois plus de personnes dans une seule maison, c’est déjà un test de design assez sérieux.

En plus, comment prendre en compte la durabilité des relations humaines autant que la durabilité des espaces, ou même la cohabitation avec d’autres organismes ? Je pense que ces questions sont dans l’air du temps et je ne prétendrais pas à une quelconque originalité. Mais pour moi, c’est urgent et j’imagine que votre texte arrivera à la même conclusion.

Disons qu’il s’agit en quelque sorte de « réfuter » un sentiment d’impuissance.

À cette nouvelle rareté s’ajoutait notre hypersensibilité à la consommation d’énergie, pour des raisons évidentes, mais le réaménagement et le désassemblage étaient gourmands en énergie. Les spécialistes du désassemblage, qu’on appelait les « fourmis », avaient besoin d’outils électriques pour faire leur travail, même si les plus expérimentés savaient encore faire beaucoup de choses à la main. Il fallait des machines lourdes, de la chaleur, des solvants, des applications physiques originales pour transformer en matières premières un bâtiment, même avec des systèmes de désassemblage industriel parmi les plus efficaces. Ces techniques avancées étaient sujettes à controverse. Beaucoup les considéraient comme contre-productives : elles sont devenues illégales dans la plupart des pays, sauf en Russie et aux États-Unis, où elles allaient persister pendant des générations, entretenant les vestiges cadavériques d’un ancien monde.

L’électricité décentralisée et limitée s’était révélée une bénédiction : elle rendait la domination des uns sur les autres plus difficile. Cela signifiait que la plupart des travaux devaient être effectués à la main, lentement, par des équipes, des personnes qui finissaient par créer des liens rapprochés. On était comme des insectes qui rongeaient joyeusement les murs et démantelaient le mythe des personnes « self-made ». On finirait enfin par pouvoir construire à nouveau, une fois qu’on aurait trouvé comment le faire sans dégâts.

¹ 23.04.2021, Stop Building? A Global Moratorium on New Construction, Harvard GSD

² 29.03.2020, What protective measures can you think of so we don’t go back to the pre-crisis production model?, AOC

³ Reciprocal Landscapes: Stories of Material Movements, Routledge, 2019.

⁴ Debt: The First 5,000 Years, Melville House, 2012.